Niklas Möhring, Tobias Dalhaus, Geoffroy Enjolras et Robert Finger*
La réduction des effets néfastes de l’utilisation des pesticides agricoles sur l’environnement et la santé humaine, ainsi que la réduction des risques de revenu pour les agriculteurs sont toutes deux en tête des priorités de la politique agricole. Ces sujets prennent de plus en plus d’importance dans le contexte des plans actuels de réforme de la politique agricole en Suisse et en Europe (par exemple, la stratégie „de la ferme à la table“ de l’Union Européenne) et de l’engagement public croissant visible dans deux initiatives publiques en Suisse visant à restreindre l’utilisation des pesticides (voir par exemple Huber et Finger, 20191). En outre, les agriculteurs sont confrontés à des risques de revenus plus élevés en raison du changement climatique, ce qui accroît la pertinence des solutions de gestion des risques et d’assurance, ainsi que leur soutien gouvernemental.
Toutefois, les achats d’assurance récolte (subventionnée) et de pesticides apparaissent étroitement liés dans la mesure où ils contribuent à préserver le rendement et le revenu des agriculteurs. Afin d’aligner les objectifs des politiques agricoles et de sécuriser la production des agriculteurs, nous devons comprendre leur relation.
Dans un article récent de la revue Agricultural Systems (Möhring et al., 20202), nous avons analysé la relation entre l’assurance récolte et l’utilisation des pesticides dans l’agriculture européenne, en prenant l’exemple de la France et de la Suisse. Nous avons constaté que l’assurance récolte est associée à une augmentation des dépenses en pesticides de 6 à 11 %. L’ampleur de l’effet et les mécanismes sous-jacents sont spécifiques à chaque pays.
Figure 1: L’assurance récolte est associée à une augmentation des dépenses en pesticides de 6 à 11 %. (Foto: Roger Kidd / Crop Spraying, Shropshire / CC BY-SA 2.0)
Dans les deux pays, la France et la Suisse, les assurances grêle et multirisques constituent actuellement la majeure partie des assurances récoltes utilisées. Cependant, ces pays diffèrent en ce qui concerne le système d’assurance, les systèmes agricoles et la politique agricole. En Suisse, ce sont principalement les assurances multirisques qui sont utilisées pour couvrir la grêle et d’autres dommages élémentaires. En outre, les assurances couvrant les conditions météorologiques extrêmes telles que la sécheresse et les fortes pluies sont de plus en plus utilisées. L’assurance récolte n’est actuellement pas subventionnée en Suisse. En revanche, les assurances françaises bénéficient d’un soutien important de la politique agricole commune de l’UE, qui peut atteindre jusqu’à 65 % de la prime. Les contrats couvrent toute une série de risques liés aux conditions météorologiques et la plupart des cultures sont assurées, y compris les prairies. En 2018, plus de 70 000 exploitations agricoles françaises ont souscrit des polices d’assurance récolte, ce qui représente plus de 4 millions d’hectares et 30,5 % de la surface agricole utile.
L’agriculture dans les deux pays est diversifiée en ce qui concerne les systèmes de production, les types et les tailles des exploitations. Pourtant, l’agriculture suisse se caractérise en moyenne par un plus grand nombre de petits exploitants, des régions plus montagneuses et une plus grande importance des prairies qu’en France. Bien que les politiques agricoles diffèrent, les agriculteurs des deux pays doivent s’inscrire dans des politiques publiques dites d’écoconditionnalité visant notamment à réduire les risques liés à l’utilisation de pesticides.
Dans l’analyse, nous prenons en compte les deux principales voies d’interaction dans la manière dont l’assurance récolte et les pesticides sont appliqués. Premièrement, l’assurance peut inciter les agriculteurs à modifier l’utilisation des pesticides par hectare pour une culture/un système de production donné („effet de marge intensif“). Deuxièmement, l’assurance peut inciter les agriculteurs à modifier leurs décisions en matière d’utilisation des terres, qui sont étroitement liées à l’utilisation des pesticides („effet de marge extensive“). Il est important de tenir compte de ces deux effets dans l’analyse, car les niveaux d’utilisation des pesticides varient fortement d’une culture à l’autre (l’utilisation moyenne de pesticides sur les fruits peut par exemple être dix fois plus élevée que sur certaines grandes cultures). Les changements induits dans les décisions relatives à l’utilisation des terres peuvent donc avoir un effet important sur les niveaux d’utilisation des pesticides.
À la marge extensive, l’assurance peut conduire à un passage à des cultures qui sont économiquement plus risquées, ou à un passage des prairies aux terres cultivées – ces cultures plus risquées sont généralement aussi associées à une utilisation plus importante d’intrants (chimiques). À la marge intensive, les décisions relatives à l’assurance des récoltes et à l’utilisation des pesticides sont principalement liées à leur lien avec les risques économiques. Si les pesticides diminuent ces risques, l’utilisation des pesticides et l’assurance récolte peuvent se substituer l’une à l’autre, ce qui signifie que la souscription d’une assurance permettrait de réduire l’utilisation des pesticides. En revanche, si les pesticides augmentent ces risques, l’utilisation des pesticides et l’assurance récolte peuvent être complémentaires, ce qui signifie que la souscription de l’assurance augmenterait l’utilisation des pesticides. La littérature sur ce sujet est ambiguë, ce qui fait de la direction de l’effet de marge intensif une question empirique (voir par exemple Möhring et al. 20203).
Dans notre analyse empirique, nous étudions les décisions des agriculteurs concernant la souscription d’assurances, l’utilisation des terres et l’utilisation des pesticides – ainsi que leurs interdépendances. Nous utilisons des séries de données de panel au niveau des exploitations agricoles en France et en Suisse. Nous prenons en compte les effets de marge potentiels, intensifs et extensifs (en nous concentrant sur l’affectation des terres en prairies et en cultures), ainsi qu’un large ensemble de variables de contrôle, notamment les caractéristiques des exploitations et des agriculteurs, les conditions météorologiques et l’exposition aux risques climatiques, comme la grêle.
Nos résultats indiquent que sans assurance, les dépenses en pesticides seraient inférieures de 6 % en France et de 11 % en Suisse. Les mécanismes diffèrent : alors que l’effet de marge extensif (changements d’utilisation des terres) est dominant pour la Suisse, l’effet de marge intensif (utilisation de pesticides par hectare) domine pour la France. Nous attribuons les différences de mécanismes à la part plus importante de prairies temporaires en Suisse et à la subvention plus élevée des assurances en France. Notez que nous avons utilisé les dépenses en pesticides comme indicateur de l’utilisation de pesticides par les agriculteurs, cette mesure ne traduisant pas les risques potentiels des pesticides pour l’homme et l’environnement (voir par exemple Möhring et al., 20194).
Nos résultats montrent clairement que l’assurance récolte peut conduire à une utilisation accrue de pesticides. Toutefois, cela ne signifie pas que l’assurance récolte est un outil de gestion des risques inadapté à l’agriculture. Au contraire, elle est un outil essentiel pour la gestion des risques des agriculteurs et elle gagne en importance. Toutefois, nous soulignons qu’il peut exister des effets secondaires involontaires dont il faut tenir compte. Nos conclusions soulignent la nécessité d’une évaluation minutieuse des politiques de soutien à l’assurance-récolte. En effet, le soutien actuel à l’assurance-récolte, notamment par des subventions, ne contribue pas à améliorer les performances environnementales de l’agriculture. Nous devons donc développer des solutions d’assurance durables qui soient bonnes pour les agriculteurs et l’environnement.
Du point de vue du secteur agricole, nos résultats révèlent qu’il faut mettre au point des solutions d’assurance qui évitent des effets non désirés sur l’utilisation des intrants par les agriculteurs. En outre, il pourrait être utile d’adapter spécifiquement les produits d’assurance comme instrument de gestion des risques en vue de favoriser des pratiques agricoles durables. Par exemple, les productions à faible teneur en pesticides ou les productions biologiques sont souvent plus risquées économiquement pour les agriculteurs – l’assurance peut être un outil approprié pour encourager l’adoption de ces pratiques par les agriculteurs. D’un point de vue gouvernemental, nos résultats révèlent les risques liés au subventionnement des assurances récoltes, car celles-ci peuvent contrecarrer d’autres objectifs environnementaux. Ainsi, si les assurances sont subventionnées, des ressources financières encore plus importantes peuvent être nécessaires pour atteindre les objectifs environnementaux. Enfin, nos résultats mettent clairement en évidence la nécessité d’une vision holistique de la politique agricole afin de proposer des outils et des instruments adaptés aux différents objectifs et acteurs de la politique agricole.
References
1 Huber, R., Finger, R. (2019). Volksinitiativen sind Barometer der gesellschaftlichen Ansprüche an die Landwirtschaft. Agrarpolitik Blog https://agrarpolitik-blog.com/2019/01/15/volksinitiativen-sind-barometer-der-gesellschaftlichen-ansprueche-an-die-landwirtschaft/
2 Möhring, N., Dalhaus, T., Enjolras, G., & Finger, R. (2020). Crop insurance and pesticide use in European agriculture. Agricultural Systems, 184, 102902. https://doi.org/10.1016/j.agsy.2020.102902 (open access)
3 Möhring, N., Bozzola, M., Hirsch, S., Finger, R. (2020). Est-ce que les produits phytosanitaires diminuent les risques économiques? Agrarpolitik Blog https://agrarpolitik-blog.com/2020/03/03/est-ce-que-les-produits-phytosanitaires-diminuent-les-risques-economiques/
Voir aussi: Möhring, N., Bozzola, M., Hirsch, S., Finger, R. (2020). Are pesticides risk decreasing? The relevance of pesticide indicator choice in empirical analysis. Agricultural Economics. In Press. >> https://doi.org/10.1111/agec.12563
4 Möhring et al. (2019). Nicht die Menge allein bestimmt das Risiko. Agrarpolitik Blog https://agrarpolitik-blog.com/2018/08/31/nicht-die-menge-allein-bestimmt-das-risiko/
Voir aussi: Möhring, N., Gaba, S., Finger, R. (2019). Quantity based indicators fail to identify extreme pesticide risks. Science of the Total Environment 646, 503-523 >> https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2018.07.287
* Niklas Möhring et Robert Finger sont à l’ETH Zürich (CH), Tobias Dalhaus est à l’université de Wageningen, Geoffroy Enjolras est à l’université de Grenoble Alpes