Laurent Piet * et Yann Desjeux **
L’une des motivations de l’intervention publique dans le secteur agricole, et plus précisément l’un des objectifs initiaux de la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne (UE), est de garantir un revenu équitable aux agriculteurs de ses Etats membres (EurLex, 2016). Récemment, cette ambition a été réaffirmée comme l’un des neuf objectifs assignés à la future PAC en cours de négociation (European Commission, 2018).
Les revenus générés par l’activité agricole montrent néanmoins une grande hétérogénéité, que ce soit d’une année sur l’autre, d’un pays ou d’une région à l’autre, d’une production à l’autre, et même, une année donnée, entre exploitations comparables en termes de système de production, de taille et de localisation. Les analyses basées sur la moyenne des revenus agricoles se révèlent dès lors insuffisantes pour réussir à capter la diversité des situations.
C’est pourquoi les chercheurs en économie agricole se sont penchés depuis longtemps sur l’étude des inégalités de revenus entre agriculteurs, à la fois pour en mesurer le niveau et l’évolution, pour essayer d’en comprendre les déterminants, et pour évaluer l’impact des différents instruments de politique agricole sur leur dynamique (voir par exemple, Ahearn et al., 1985 ; Allanson, 2008 ; El Benni et Finger, 2013 ; Severini et Tantari, 2015). Les travaux précédents se sont principalement intéressés, d’un côté, à la mesure de la contribution des sources non agricoles de revenu à l’augmentation ou à la réduction de l’inégalité du revenu total des ménages agricoles et, d’un autre côté, à l’analyse de l’impact redistributif des aides à l’agriculture afin de déterminer si elles s’avèrent progressives (lorsque la part du revenu total détenu par les agriculteurs les plus pauvres est plus importante après transfert qu’avant transfert) ou régressives (lorsque cette part est plus faible après transfert qu’avant transfert).
Pourtant, si les contributions respectives des diverses sources de revenus (agricoles, non-agricoles et soutien public) à l’inégalité globale des revenus agricoles ont été ainsi étudiées avec relativement de détail, l’étude de la manière dont l’évolution de certaines caractéristiques structurelles des exploitations peut affecter celle de la distribution de leurs revenus n’a, jusqu’ici, pas fait l’objet d’un effort de recherche équivalent. En outre, les recherches précédentes se sont essentiellement basées sur l’étude de la même famille d’indicateurs d’inégalité, à savoir l’indice de Gini (relatif ou absolu) et ses décompositions.
Pour compléter ces travaux, dans une étude publiée dans la Revue Européenne d’Economie Agricole (Piet et Desjeux, 2021), nous avons appliqué à la thématique des revenus agricoles la méthode récemment proposée par Ferreira et al. (2019) permettant d’étudier à la fois les changements intervenus à pratiquement tous les niveaux de la distribution des revenus entre deux dates (et non pas seulement l’évolution d’une unique mesure synthétique de l’inégalité), et le rôle de différents déterminants potentiels de l’inégalité des revenus agricoles dans ces changements.
La méthode mise en œuvre permet en effet d’analyser l’évolution dite « factuelle » de la distribution des revenus, c’est-à-dire les changements effectivement observés entre les deux dates étudiées. En pratique, ces changements factuels peuvent être dus à l’interaction de deux effets. D’une part, les caractéristiques des exploitations peuvent avoir changé entre les deux dates (les exploitations peuvent s’être agrandies, les agriculteurs peuvent avoir vieilli, etc.) ; c’est l’effet dit « de composition ». D’autre part, l’évolution des revenus peut être due à l’évolution du contexte économique, et notamment des prix, dont ont bénéficié les exploitations ; c’est l’effet dit « de contexte ». Un avantage important de la méthode de Ferreira et al. (2019) est qu’elle permet justement d’isoler les contributions respectives de ces deux effets, grâce à la construction de distributions des revenus dites « contrefactuelles ». En effet, celles-ci simulent la distribution des revenus qui aurait prévalu à la deuxième date en l’absence d’effet de composition, c’est-à-dire si la population observée à la première date s’était maintenue telle quelle et si seules les conditions économiques avaient changé. Autrement dit, les distributions contrefactuelles permettent d’isoler l’effet de contexte. Par comparaison avec la situation factuelle, on peut ensuite en déduire l’effet de composition.
Nous avons appliqué l’approche de Ferreira et al. (2019) aux exploitations agricoles françaises suivies dans le Réseau d’Information Comptable Agricole (Rica) entre 2000 et 2017. La méthode consiste à calculer, d’une part, les taux de croissance des revenus à tous les niveaux (ou quantiles) de leur distribution entre les deux dates étudiées, ainsi que l’évolution sur la même période de la courbe qui permet de représenter l’inégalité de répartition de ces revenus, la courbe dite « de Lorenz » (Cowell et Van Kerm, 2015).
Les résultats montrent que la courbe factuelle des taux de croissance (figure 1, graphique du haut, trait plein) est positive et, si ce n’est pour les tout premiers centiles, relativement homogène quel que soit le quantile. Pour sa part, la courbe factuelle des différences entre courbes de Lorenz se révèle non significativement différente de zéro quel que soit le quantile (figure 1, graphique du bas, trait plein). L’évolution du revenu a donc été favorable quel que soit le niveau initial de celui-ci, et les inégalités de revenu sont restées pratiquement stables au sein des exploitations prises en compte.
Figure 1. Taux de croissance du revenu et écarts entre courbes de Lorenz entre 2000 et 2017 par quantiles de revenus

Source : calculs des auteurs à partir des données du Rica France 2000 et 2017.
Note : les exploitations prises en compte dans l’analyse sont celles dont l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE) hors aides par équivalent temps-plein non salarié est strictement positif aux deux dates.
Les caractéristiques structurelles des exploitations incluses dans l’analyse contrefactuelle sont l’âge du chef d’exploitation, la surface agricole utilisée, la taille du cheptel, la part de la main d’œuvre salariée dans la main d’œuvre totale, l’orientation productive, le statut juridique, la localisation en zone défavorisée et la région. Il apparaît que la courbe contrefactuelle des taux de croissance s’avère elle aussi positive pratiquement partout (figure 1, graphique du haut, tirets), mais indique que, sans changement structurel, l’augmentation des revenus aurait été relativement plus forte pour les premiers déciles que pour les derniers par rapport à la situation factuelle. L’effet du contexte a donc été favorable à tous les niveaux de revenus et aurait conduit à une diminution des inégalités si la population des exploitations considérées était restée inchangée entre les deux dates. C’est ce que confirment les différences contrefactuelles entre courbes de Lorenz, positives pratiquement partout et croissantes pour les bas revenus jusqu’au 7e décile environ (figure 1, graphique du bas, tirets).
La courbe factuelle des taux de croissance étant, d’une part, au-dessus de la courbe contrefactuelle pour pratiquement tous les quantiles mais l’écart entre les deux courbes étant, d’autre part, plus important dans les derniers déciles, on en déduit que l’effet de composition, c’est-à-dire l’effet propre du changement structurel, a quant à lui amplifié l’effet favorable du contexte mais aurait conduit, à lui seul, à creuser les inégalités préexistantes. C’est la combinaison de l’effet du contexte et de l’effet de composition qui, au final, a conduit à une quasi stabilité des inégalités de revenu entre 2000 et 2017 pour les exploitations considérées.
Les courbes factuelles obtenues en excluant les subventions du revenu (figure 1, courbes en pointillés) permettent d’analyser l’effet redistributif du soutien accordé dans le cadre de la PAC. Le revenu hors subventions présente ainsi des taux de croissance et une dynamique des inégalités nettement différents de ceux observés pour le revenu total, aides comprises. La courbe des taux de croissance du revenu hors subventions s’avère en effet globalement croissante, alors que celle du revenu total était pratiquement plate. Il en résulte que les différences entre courbes de Lorenz obtenues avec le revenu hors subventions sont négatives partout, alors que celles obtenues avec le revenu total n’étaient pas significativement différentes de zéro. Améliorant la croissance du revenu des quantiles inférieurs et freinant la croissance du revenu des quantiles supérieurs, les subventions accordées dans le cadre de la PAC ont donc permis de niveler les inégalités. Sur la période étudiée, ces subventions ont donc eu un rôle redistributif « progressif » en permettant que les inégalités de revenu total, aides comprises, n’augmentent finalement pas parmi les exploitations considérées.
Pour finir, il faut mentionner qu’une des principales limites de la méthode mise en œuvre est qu’elle nécessite de travailler uniquement avec des revenus strictement positifs. Les exploitations présentant un revenu hors aides déficitaire ont ainsi dû être exclues de l’analyse. Or, la part de ces exploitations ayant été plus élevée en 2017 (environ 19%) qu’en 2000 (environ 12%), le constat d’une quasi stabilité des inégalités de revenu entre 2000 et 2017 doit être relativisé : exclure les exploitations déficitaires conduit, par construction, à sous-estimer l’augmentation des inégalités entre les deux dates. Nous poursuivons les travaux pour essayer de surmonter ces difficultés.
Références
Ahearn, M., Johnson, J. and Strickland, R. (1985). The distribution of income and wealth of farm operator households. American Journal of Agricultural Economics 67: 1087–1094.
Allanson, P. F. (2008). On the characterisation and measurement of the redistributive effect of agricultural policy. Journal of Agricultural Economics 59: 169–187.
Cowell, F. A. and Van Kerm, P. (2015). Wealth inequality: A survey. Journal of Economic Surveys 29(4): 671-710.
El Benni, N. and Finger, R. (2013). The effect of agricultural policy reforms on income inequality in Swiss agriculture. An analysis for valley, hill and mountain regions. Journal of Policy Modeling 35: 638–651.
EurLex. (2016). Consolidated version of the Treaty on the functioning of the European Union. Official Journal of the European Union C 202: 3–388.
European Commission (2018). Ensuring viable farm income. CAP specific objectives… explained – Brief No 1.
Ferreira, F. H. G., Firpo, S. and Galvao, A. F. (2019). Actual and counterfactual growth incidence and delta Lorenz curves: estimation and inference. Journal of Applied Econometrics 34: 385–402.
Piet, A. and Desjeux, Y. (2021). New perspectives on the distribution of farm incomes and the redistributive impact of CAP payments. European Review of Agricultural Economics 48(2): 385–414. https://doi.org/10.1093/erae/jbab005
Severini, S. and Tantari, A. (2015). The distributional impact of agricultural policy tools on Italian farm household incomes. Journal of Policy Modeling 37: 124–135.
* Laurent Piet est ingénieur de recherche à INRAE, au sein de l’unité de recherche SMART-LERECO à Rennes, France
** Yann Desjeux est ingénieur d’études à INRAE, au sein de l’unité de recherche GREThA à Bordeaux, France
L’article fait partie du numéro spécial sur le revenu dans l’agriculture européenne de la Revue Européenne d’Economie Agricole. https://agrarpolitik-blog.com/2021/02/18/einkommen-in-der-europaischen-landwirtschaft-neue-perspektiven-und-implikationen-fur-die-politikbewertung/